Pourquoi la mélancolie est autorisée par le camp progressiste... et la nostalgie perçue comme réac

  (Marianne) : Alors que la nostalgie est perçue comme réactionnaire, la mélancolie, présente chez nombre d'écrivains, à commencer par le dernier Goncourt, Jean-Paul Dubois, est autorisée par le camp progressiste.Cet article est à retrouver dans le magazine n°1186 en kiosques cette semaine "1995, 2019 : Rebelote ?" , disponible en ligne pour 3,49 euros seulement. Un journal du soir, annonçant il y a quelques semaines que Jean-Paul Dubois avait reçu le Goncourt pourTous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon,ajoutait aussitôt : « On y retrouve ce qui rend cet univers immédiatement reconnaissable : l'humanisme dépressif de l'auteur, son humour mélancolique et sa délicatesse. » De ce rythme ternaire bancal, seul le troisième terme est à la rigueur positif. De fait, Dubois n'insiste guère, il n'appuie pas le trait, quitte à être incompris dans un monde qui ignore les nuances. Pour les deux autres qualificatifs, une réprobation sourde anime la chroniqueuse, qui ajoute un peu plus loin qu'à son avis Dubois« charge un peu la barque ». Ciel ! Le Monde - c'était donc lui - a rencontré un écrivain malheureux ! Houellebecq ne suffit donc plus à remplir la case « dépression chronique » ? Dubois a le sentiment que le temps file et que nous subsistons sur Terre avec un cortège chaque jour plus chargé de morts accrochés aux basques de notre mémoire.« La première année, explique l'antihéros du roman, j'avais eu énormément de difficulté à accepter l'idée de devoir vivre avec mes morts. »Par la suite, ça s'arrange, et régulièrement les fantômes viennent à sa rencontre. DUBOIS A LE SENTIMENT QUE LE TEMPS FILE L'auteur ne nous trompe pas sur la marchandise, lui qui met en épigraphe une citation de Rosalind Krauss qui pourrait résumer le livre :« Tout cela fait penser à la suite des jours à laquelle on n'a donné ni forme ni direction, que rien n'habite ni n'anime et dans laquelle rien ne fait sens. »Ou en langage shakespearien :« A tale, told by an idiot, full of sound and fury, and signifying nothing. »(« Un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien »). Ce qui disqualifie Macbeth comme roi, c'est justement son côté dépressif. Comme dit Sartre à propos d'Egisthe, autre usurpateur couronné :« Un ruffian qui avait une tendance à la mélancolie. » Lire aussiL’extinction de la culture générale Curieuse mise en accusation de la mélancolie sous la plume de la journaliste duMonde, Raphaëlle Leyris. Elle n'a donc pas lu les Regrets, et l'ennui existentiel de Du Bellay à Rome, la Rome des années 1540, dévastée par les troupes de Charles Quint, une ville fantôme dans un champ de ruines ? On ne lui a pas expliqué le spleen baudelairien,« quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle »? Ni le « soleil noir de la mélancolie » nervalien, qui vous pousse à vous pendre à un soupirail ? Ni fait sentir que les 12 vers deDemain dès l'aubesont supérieurs aux trois actes interminables des Burgraves ? Hugo n'est devenu lui-même qu'à la mort de Léopoldine ; heureusement qu'elle est morte, sinon nous étions privés de grand poète national… Lamartine s'est élevé au-dessus de sa médiocrité native grâce à la mort d'« Elvire ». Quant à Dumas, sesMousquetaires se terminent sur d' « amers souvenirs », Vingt ans après, c'est bien pire, etle Vicomte de Bragelonne, c'est la cerise dépressive sur le gâteau de la mélancolie. Paul Morand raconte que Proust avait l'habitude de dire, pour exprimer la fuite du temps :« C'est très Vingt ans après » ; et que Lucien Daudet renchérissait :« Pire ! C'est très Bragelonne ! » Evidemment, Morand et Daudet ne sont pas la tasse de thé du quotidien susnommé. Pire encore : la nostalgie, version généralisée du mal de vivre, a un petit côté« c'était mieux avant », un aspect « finkielkrautien », qui ne sied guère aux optimismes contemporains. Mélancolie et nostalgie jettent des regards en arrière, avec une conscience aiguë du temps - quand le libéralisme macronien n'existe que dans l'instant à venir. Le débat éternel entre le« never-more » du Corbeaud'Edgar Poe et le « toujours plus » des financiers modernes. Sylvain Tesson et Eric Neuhoff, lauréats du Renaudot, ne sont pas eux non plus des écrivains très folichons. Et Eva Bester, qui anime sur France Inter « Remède à la mélancolie », publie de son côtéUne époque mélancolique (Editions de l'Aube), un livre d'entretiens avec le jeune directeur de la Fondation Jean-Jaurès, une boîte à idées autrefois socialiste qui affiche son progressisme souriant. Ouf ! Glissement dangereux La mélancolie, consubstantielle à la littérature, est la forme autorisée du dégoût du monde. Autorisée au moins aux littérateurs (ou alors, vous êtes Christine Angot, et vous n'avez justement aucun lien avec la littérature), parce que nous sommes, nous, censés sourire en permanence aux merveilles du monde postlibéral. Un danger guette la mélancolie : non pas celui de finir en dépression ou en névrose (« fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis », disait très bien Roland Barthes pour définir l'écrivain, auquel on pardonne tous les vagues à l'âme), mais de glisser vers la nostalgie. De vivre à« l'imparfait du présent », comme dit Finkielkraut. Voire de s'adonner à je ne sais quelle« mélancolie française »,comme dit Celui-dont-le-nom-ne-doit-pas-être-prononcé. En bref, de ne pas se réjouir de ces produits merveilleux de la civilisation avancée que sont le smartphone, la montre connectée, et l'hoverboard. Nous avons échangé notre âme, notre culture et l'excellence scolaire contre quelques gadgets - mais eux, au moins, engendrent des bénéfices immédiats, alors que l'éducation est un investissement à risque. Comme disait le regretté Reiser :« Nous vivons une époque formidable. » Sûr que, dans un monde où l'on prend au sérieux les boutades des philosophes septuagénaires lorsqu'ils déclarent violer leur épouse tous les soirs, il y en a qui doivent prendre l'antiphrase de Reiser pour argent comptant. Puisque, après tout, la reprise est au coin de la rue - cette rue qu'il suffit de traverser pour trouver un emploi, paraît-il. On tolère la mélancolie comme un produit de niche. Consubstantiel à la littérature, mais confiné à la littérature. La nostalgie, en revanche, c'est global et c'est mal. Jean-Paul Dubois oscille entre la nostalgie(« le 24 avril de cette année-là[1975], en fin de matinée, victime du mauvais goût de la mode, mais aussi de son âge et surtout du réajustement brutal du prix du pétrole, la dernière DS sortait des usines Citroën du Quai de Javel ») et le mal de vivre de l'homme enfermé dans la cellule de sa prison - une métaphore qui rejoint peut-être le tas de sable où s'agite en vain Winnie dansOh les beaux jours. ADHÉRER À LA NOSTALGIE, AU REGRET, À LA MÉLANCOLIE, C'EST CRITIQUER DE FAIT LA PENSÉE VIVIFIANTE ET FÉCONDE DE NOTRE SOUVERAIN D'AUJOURD'HUI. Le présent à tout prix Parce que, à force de nostalgie, vous risquez de glisser dans le sentiment de vivre dans une fraude, de survivre dans un monde dévalué. Ce qui remonte alors est plus écœurant encore que la bile noire - le sens littéral de « mélancolie ». « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m'étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir. J'en veux faire une pâte siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes »,écrit Flaubert à son ami Bouilhet au moment même où il finitMadame Bovary. Flaubert, c'est très mal, se permet de critiquer un conseiller de la Préfecture, un représentant de« notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'Etat parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts ».Adhérer à la nostalgie, au regret, à la mélancolie, c'est critiquer de fait la pensée vivifiante et féconde de notre souverain d'aujourd'hui. Les grandes époques dictatoriales ne supportent pas que la littérature glorifie autre chose que le présent, vécu comme un temps étale qui durera inchangé et pour l'éternité d'un quinquennat. Louis XIV aimait que Perrault, en moderne, déclarât :« Le siècle de Louis vaut le siècle d'Auguste » - alors même que les classiques louaient les fastes d'autrefois. Napoléon exilait Germaine de Staël, qui avecDe l'Allemagne remuait un passé mythique, alors même qu'il écrivait, lui, la légende du jour. Et puis, il y a les périodes frontières, où l'exaltation se combine à la dépression. En 1936, Trenet fit un grand succès avecY a d' la joie - au moment même où Céline, autre grand déprimé chronique(« j'essayais de l'empêcher d'être malheureux »,avouait Lucette, son épouse, qui vient de mourir à 107 ans), sortaitMort à crédit. Et où Damia interprétait Sombre dimanche, la plus belle machine à suicide sur microsillon. Le Front populaire, qui allait signer les accords de Munich, préférait certainement les refrains entraînants du Fou chantant à l'univers du Dr Destouches. Encore que Trenet n'ait pas été dupe : l'année suivante, il proposait Je chante- une chanson gaie qui se clôt sur le suicide du narrateur. Tiens ! Il y a donc aussi de la mélancolie chez les natifs de Narbonne ? Nous sommes submergés d'ouvrages sur le bonheur - à portée de main, juste « de l'autre côté d' la rue »,comme disent Piaf et Macron. Il n'est pas mauvais qu'un bon livre, de temps en temps, nous rappelle que,« lassé de tout, même de l'espérance »,nous ne nous laissons plus prendre aux flonflons de la fête. ..